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Polynesia

La trilogie de Jean-Pierre Bonnefoy

Concept et concept

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Il y a concept et concept !

Ici sont développés certains aspects cachés dans la trilogie, comme « en arrière-plan », et qui ne sont pas essentiels pour la lecture générale et la compréhension des livres. Ce sont des notions scientifiques intéressantes certes, mais qui peuvent apparaître comme difficiles.

Il se trouve que le tome 2, mais surtout le tome 3 de Polynesia, proposent une réflexion sur la question d’émergence de concept. Je rassure le lecteur potentiel, les aventures et les personnages de mes livres n’évoluent pas explicitement dans des réflexions de cette nature ! Disons que ces réflexions sont cachées. Mais en écartant les luttes pour le pouvoir des multiples personnages, comme leurs passions amoureuses ou leur besoin de conquêtes, on peut entrevoir qu’il y a « concept » et « concept ».

Je suis resté sceptique devant la définition du mot « concept » trouvée dans « Le nouveau petit Robert de 2009 » :

« CONCEPT : 1 PHILOS. Représentation mentale générale et abstraite d’un objet. > idée (générale), notion, représentation ; conceptuel. Le concept de temps, Formation des concepts … »

C’est le terme « objet » et sa position en première ligne qui me chagrinent. Peut-être n’ai-je pas compris qu’en philosophie tout est objet… ce que je ne crois pas. Heureusement que Le Petit Robert évoque tout de suite après le concept de temps, cela me rassure. En fait, je m’attendais plutôt à trouver en première ligne une signification du mot concept liée au temps, à la vie, à l’amour, à la conscience, etc. enfin à tous ces « objets » pas toujours faciles à définir et avec lesquels le mot de « concept » semble prendre tout son sens. Bref, si j’ai cherché ce que disait Le petit Robert, c’est parce qu’en lisant un numéro spécial de la revue « La Recherche » sur la mémoire, je suis tombé sur un article passionnant intitulé :

« Notre passé construit notre futur  » par Liliane Manning Neuropsychologue. L’article commence par le chapeau suivant : « La fonction principale de notre mémoire serait de nous permettre d’anticiper l’avenir. Une preuve ? Lorsque nous faisons des projets, notre cerveau utilise exactement les mêmes ressources que lorsque nous évoquons des souvenirs. »

J’ai trouvé cette entrée en matière comme porteuse d’un message implicite, subliminal, n’ayant pas de rapport direct avec cet article au demeurant intéressant. Cela m’a rappelé les conceptions modernes que les physiciens théoriciens découvrent depuis plus de vingt ans, évoquées à plusieurs endroits sur mon site : « L’espace-temps polynésien », « Emergence » . C’est sans doute une banalité de faire remarquer que les concepts utilisés pas l’homme peuvent dépendre de plusieurs choses. Dépendre de la culture comme le notent les anthropologues, dépendre du niveau d’observation comme le font les physiciens, etc. Donc, si par exemple le concept de temps n’est pas absolu, comme à coup sûr bien d’autres, mais que nous n’avons rien d’autre sous la main (je veux dire conceptuellement), alors comment faire ? Nul doute que le concept de temps n’est pas le même quand on évoque le monde ordinaire occidental, le monde des anciens Polynésiens, le monde quantique des physiciens, et certainement bien des mondes comme ceux du peuple de Nouvelle Guinée ou autres encore.

Or que remarque Liliane Manning ? Que, lorsque l’on observe l’activité neuronale du cerveau d’un humain pensant à ses souvenirs ou évoquant des projets futurs, on voit la même chose.

Je propose une remarque émergentiste :

Le concept de temps est un concept créé par l’homme. Il est très utilisé et généralisé dans beaucoup de cultures. Il n’est pas question, et ce serait très prétentieux de ma part, de le remettre en cause. Mais il faut bien reconnaître que dans certains cas cela a déjà été fait.

Dans les interactions entre particules élémentaires, il semble être d’une nature qui n’a plus rien à voir avec notre monde macroscopique au point que l’on pourrait dire que : « le temps n’existe pas au niveau des plus fines structures de la matière, il émerge au niveau des systèmes complexes en évolution », ou plus catégorique : « le temps n’existe pas, il n’existe que des systèmes en évolution ». À ce sujet, si on lit ce que disent les théoriciens actuels quand ils parlent du concept de « temps », on se demande pourquoi il existe encore des revues traitant des questions du genre : « Qu’est-ce qu’il y avait avant le big bang ? » Il semble que les tout débuts de l’univers ne puissent se comprendre (?) qu’en termes quantiques… Dans ces conditions se demander ce qu’il y avait avant est peut-être inutile si les phénomènes alors en jeu brisent la notion de temps !

Tout cela pour dire que lorsque l’on examine le fonctionnement électrique du cerveau à très petite échelle, même si l’on est encore très au-dessus des phénomènes quantiques, est-ce que l’on a raison de parler de « souvenirs » et de « projets » ? L’homme ayant créé le concept « temps » les a certainement très vite dérivés dans ses nombreuses cultures en concepts « souvenirs » et « projets ». Mais si nous observons le fonctionnement de notre propre cerveau, en utilisant des concepts bien ancrés depuis des milliers d’années, qu’est-ce qui prouve qu’ils sont adaptés à décrire le monde neuronal ? Car enfin, que « sait » le cerveau (je veux parler du fonctionnement observé) du concept « temps » ? Le concept « temps » est-il codé quelque part dans les connexions ? Ou bien apparaît-il (émerge-t-il) dans le cadre de modèles de niveaux plus « élevés » aptes à décrire justement « mémoire » et « souvenir » ? J’ai quelques difficultés à penser que la mémoire d’un individu puisse se réduire à l’état électrique d’une assemblée de neurones, n’est-ce pas un peu réductionniste ? Je trouverais plus intéressant d’avoir une approche hiérarchique, par exemple décrivant des structures « méta » comme celles des multi-agents de l’excellent livre « La société de l’esprit » de Marvin Minsky qui fonda en 1958 le laboratoire d’intelligence artificielle du MIT.

Donc si, quand nous pensons « souvenir » ou « projet », notre cerveau active rigoureusement les mêmes zones, est-ce que cela ne voudrait pas dire que les concepts « passé » et « futur » n’ont aucune signification à l’échelle neuronale ? Cela n’a évidemment rien à voir avec les multiples transmissions neuronales et synaptiques qui affectent le cerveau à un instant donné ; ce n’est somme toute « qu’un » système complexe en évolution. Qui peut dire le contraire ? Alors, de la même manière que l’on sait que les concepts habituels de notre monde ne peuvent pas être utilisés pour comprendre le fonctionnement du monde quantique, les concepts de notre monde permettent-ils de comprendre le fonctionnement intime de notre cerveau ?

On l’aura compris, même si je suis informaticien - mais peut-être parce que j’ai travaillé en recherche en intelligence artificielle et que je me suis interrogé sur la nature de la conscience – j’ai quelques doutes sur l’utilisation de concepts « modernes » actuels pour décrire l’organe de la connaissance. J’ai aussi quelques doutes sur les capacités de l’organe de la connaissance à se comprendre lui-même.